Anne Rougée, des mathématiques au théâtre
Par Anne Rougée-
Publié le : 29/03/2014
-
Lecture 5 min
Mon travail ne m’inspirait plus autant qu’avant et il me manquait l’aspect transmission du savoir.
Il y a 6 ans de cela, Anne Rougée nous faisait l’honneur de nous accorder une interview pour nous expliquer les raisons qui l’avaient poussé à passer de Chercheuse en imagerie médicale dans une grande entreprise, à fondatrice de la Comédie des Ondes, sa compagnie de théâtre.
6 ans plus tard, nous sommes repartis à sa rencontre pour savoir ce qu’elle était devenue.
1) Bonjour Madame Rougée. Pourriez-vous vous présenter (années d’expériences, formation, parcours) ?
Bonjour. Ma formation initiale est ce qu’on appelle en France la « voie royale » : classe préparatoire scientifique, Ecole Normale Supérieure (ENS) Cachan en mathématiques puis thèse dans un centre de recherche. J’ai également fait une année de post-doctorat au MIT (ndlr : le Massachusetts Institute of Technology est une grande université américaine). A la suite de cela, j’ai choisi de travailler dans une grande entreprise en imagerie médicale où j’ai été recrutée en tant qu’ingénieure. J’y suis restée 16 ans.
Après cette expérience, j’ai choisi de me reconvertir dans ce qui m’animait le plus depuis toujours : le théâtre, et je me suis engagée dans la médiation scientifique par le théâtre. J’ai d’abord suivi un DEA (ndlr : équivalent du Master 2) en Diffusion et Enseignement des Sciences et Technique, dans le cadre d’un Congé Individuel de Formation (CIF). J’y ai étudié, entre autres, l’histoire et la philosophie des sciences. A la suite de cette formation, je me suis professionnalisée en théâtre, puis j’ai lancé ma compagnie, La Comédie des Ondes.
2) Lorsque vous étiez étudiante, aviez-vous déjà une idée du métier que vous vouliez exercer plus tard ? Ou du moins, des critères pour choisir votre métier idéal ?
Pas vraiment, tout s’est fait petit à petit. Au lycée, j’avais beaucoup de facilités en mathématiques. Comme j’étais issue d’un milieu scientifique (mes deux parents étaient dans l’enseignement supérieur en sciences), c’est tout naturellement que j’ai fait une classe préparatoire.
A l’ENS, je savais que je ne voulais pas être professeur car je voulais faire de la recherche appliquée.
3) Pourquoi avoir choisi de faire de la recherche dans une entreprise privée et non pas dans un centre de recherche ?
Je ne voulais pas chercher pour chercher, je voulais voir l’application concrète de mes recherches dans un domaine noble. L’imagerie médicale correspondait à cette attente.
4) Le monde de la recherche compte-t-il beaucoup de femmes ? Y sont-elles bien accueillies ?
De manière générale, il y a de plus en plus de femmes mais elles sont encore minoritaires. Toutefois, il faut distinguer les différents domaines :
– dans les Sciences Humaines par exemple, il y a plus de femmes
– dans les sciences dures comme en physique ou en mathématiques, il y a moins de femmes que d’hommes.
Par contre, en biologie, c’est l’inverse. Elles sont bien accueillies même s’il demeure des inégalités. Par exemple à l’université, il est plus difficile pour une femme de passer de maître de conférences à professeur : les comités de décision sont en majorité masculins et il subsiste de nombreux stéréotypes sur les femmes. On pense notamment qu’elles vont plus s’investir dans leur vie personnelle que professionnelle.
Au final, ces clichés ont deux conséquences : la première c’est qu’ils détournent les femmes des Sciences et la deuxième, c’est qu’ils freinent la carrière des femmes.
5) Vous avez décidé de réorienter votre carrière en vous lançant dans le théâtre. Pourquoi ce revirement ? Quelles ont été vos motivations ?
Je l’ai fait pour deux raisons : la première c’est parce que j’ai toujours été passionnée par le théâtre et que je voulais m’y consacrer d’avantage. La seconde c’est parce que les conditions de travail dans l’entreprise où j’étais avaient beaucoup évolué dans le contexte de la mondialisation, avec notamment des délocalisations. Surtout, j’étais démotivée : mon travail ne m’inspirait plus autant qu’avant et il me manquait l’aspect transmission du savoir.
Ayant la passion du théâtre depuis toujours, j’ai décidé de plus m’y investir. Ça a été une belle ouverture : après avoir passés 16 ans dans une même entreprise, on a tendance à être un peu formatée !
6) Est-ce que ce choix a été médité longtemps à l’avance ? Si non, y a-t-il eu un déclic particulier ?
Oui, j’ai mis du temps à me lancer. Mais après être allée voir de nombreuses pièces dont « La vie de Galilée » ou « Copenhague », le théâtre en tant qu’outil de médiation sur les questions liées à la science s’est imposé à moi comme une évidence.
7) Envisageriez-vous, à termes, de retourner travailler en entreprise ?Non. Étant devenue mon propre patron, je serais bien incapable de retourner dans une organisation avec toutes ses contraintes et ses hiérarchies.
Surtout, j’aime trop mon métier actuellement pour le quitter, d’autant que nous réalisons beaucoup de représentations dans de nombreux lieux différents et pour des publics variés.
8) Votre choix est courageux et beaucoup de gens souhaiteraient faire la même chose. Néanmoins, il y a souvent beaucoup d’hésitations. Que diriez-vous à celles et ceux qui souhaitent changer radicalement de carrière sans vraiment oser ? Quels conseils leur donneriez-vous ?
Le bilan de compétences est un dispositif très utile tout comme le congé individuel de formation (CIF).
C’est une période de transition qui peut être longue et difficile, mais ce qui compte c’est d’aller de l’avant et de garder confiance en soi.
9) En quoi consiste le métier de médiatrice scientifique ? Peut-on vraiment rire des mathématiques ? Comment sont construits vos spectacles ?
On ne rit pas vraiment des mathématiques. Ma pièce « Elle est mathophile ! », traite des joies et des affres de l’apprentissage des mathématiques. Il y est question plutôt de notre rapport aux mathématiques.
Mon but est de transmettre des émotions. L’un des meilleurs moyens pour cela est de recourir aux chansons. Mon spectacle est donc construit autour de trois chansons déjà existantes auxquelles j’ai ajouté de nouvelles paroles :
– La première chanson parle d’un élève angoissé par les mathématiques
– La deuxième traite des plaisirs des mathématiques. Je joue une mathématicienne qui s’assume pleinement en tant que femme scientifique
– La troisième se concentre sur la satisfaction qu’on a quand un élève comprend les maths (quelle victoire !)
De manière générale, la médiation scientifique a pour but d’ouvrir les portes de la science au public.
10) Existe-t-il des synergies entre le travail d’écriture et les mathématiques ?
Le jeu du comédien, c’est de construire sa liberté à partir de contraintes. S’il n’a aucune contrainte, il est trop libre, c’est le chaos. Ce sont donc les contraintes qui permettent la liberté du comédien. La recherche scientifique comporte également des contraintes (le réel en l’occurrence). Pour monter une pièce, il faut distinguer le travail d’écriture de l’interprétation et de la mise en scène. Je travaille l’écriture de mes pièces avec d’autres chercheurs. Il y a un vrai lien entre la recherche scientifique et le théâtre. Dans les deux cas, il incombe de tâtonner, de comprendre et de chercher.
11) Peut-on vivre du théâtre ? Quel est le salaire auquel on peut prétendre en début de carrière ?
En France, on a la chance d’avoir le statut d’intermittent du spectacle. Ma compagnie de théâtre fonctionne bien et je fais suffisamment d’heures pour obtenir des indemnités auprès de Pôle-Emploi. Ces indemnités sont primordiales pour vivre. Je ne gagne certes pas le salaire que je percevais en entreprise mais oui, on peut vivre du théâtre.
12) Quels conseils donneriez-vous aux jeunes pour leur carrière ?
Je conseille d’abord de se renseigner sur les différents dispositifs qui existent dans le suivi et l’évolution de carrière (CIF, bilan de compétences …). Une carrière professionnelle n’est pas linéaire, il peut y avoir des opportunités pour rebondir. De même, il n’existe pas un métier unique pour lequel on serait parfaitement fait : pour choisir son métier, il est essentiel de partir de soi, de ce qu’on aime, et l’idéal c’est d’être en accord avec la vision qu’on a du monde et celle de l’entreprise. La réussite professionnelle dépend bien souvent du fait qu’on soit au bon moment au bon endroit. Dans tous les cas il est important de ne pas se décourager ni perdre confiance en soi. Enfin, ce n’est pas parce qu’on n’est pas brillant à l’école qu’on ne peut rien faire. Il ne faut pas du tout en faire un complexe.
13) Merci pour cette interview. Je vous laisse le mot de la fin.
Le parcours professionnel dépend de deux grands facteurs : de soi et de l’environnement dans lequel on travaille. L’environnement étant souvent instable et hors de notre emprise, il vaut mieux partir de soi pour faire ses propres choix.
Il peut arriver que le poste où on se trouve à un moment donné ne nous corresponde pas ou plus : alors on n’est juste pas à sa place à ce moment-là dans sa vie. Mais je crois que c’est l’affaire de toute une vie de trouver sa vraie place. Sans oublier de relativiser : la vie professionnelle n’est qu’une partie de la vie.
Pour plus d’informations, www.comediedesondes.com
Inspirez vos ami-es en leur partageant ce parcours :
Laissez-vous inspirer par ...
Pierre Gévart, du CAP à l’ENA
Par Pierre Gévart
Edouard, Centralien stagiaire en Suède
Par Edouard